Thursday, 17 Jan 2019

Written by Mathias Elasri

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Il y a quelques jours, le givre faisait son grand retour sur les fenêtres de nos maisons. Le ciel blanc s’effeuillait dans l’air et le cristal recouvrait la terre dans une atmosphère calme et ouatée … Je réchauffais mes doigts autour d’une grande tasse de thé clair sur laquelle je soufflais. La surface se ridait alors sous l’air, et troublait la couleur blanche de la porcelaine et l’image de la lettre Alef dessinée dans le fond de la tasse.

Je repensais à la parasha Beshalakh qui retrace la fuite des hébreux traversant la mer ouverte comme un manteau par le souffle divin.

Lorsqu’on ouvre les rouleaux de la Torah sur ce passage et que l’on plonge dans l’histoire en compagnie des hébreux, la régularité des lignes se trouble, les espaces entre les mots s’allongent alors, laissant apparaître non pas le blanc de la tasse mais celui de la page. Le texte s’effeuille sous le souffle de Dieu ouvrant la mer comme une fleur de pissenlit sur laquelle on souffle en faisant s’envoler les pétales.

Dieu soulève alors le voile, dévoile une infime part de la nudité de l’infini, du blanc de la page entre les mots lorsque, dans le texte, il se manifeste à travers un miracle. Et lorsque le Ramban s’interroge en disant :”Pourquoi dieu a t il ouvert la mer à travers un phénomène naturel et non pas directement ?” L’on peut répondre peut être, parce que Dieu ne se manifeste que voilé. Cette dialectique de l’érotisme, de la nudité du sens poursuivie, que l’on aperçoit parfois à travers un voile sans jamais la saisir est omniprésente dans la tradition. N’est ce pas là une manière de désigner l’interprétation des textes et la lecture en général ?

Dans le Talmud[1], Rav Yehouda demande : “Que voit le grand prêtre le jour de Kippour quand il se trouve dan le temple, dans le Saint des Saint ?”

Le texte répond “il voit comme deux seins de femme qui apparaissent sous un voile (פרכת), visibles et invisibles”. Rashi souligne que les seins sont visibles sous une étoffe. Il ne s’agit pas de seins nus mais sous un tissu. Ce n’est donc pas les seins qui importent mais le fait qu’on les devine.

C’est là une définition de ce qu’est l’érotisme. Roland Barthes, philosophe, critique littéraire et sémiologue français va jusqu’à dire dans son livre “Le Plaisir du Texte” que l’érotisme se trouve “là où le vêtement baille” ou dans “une mise en scène d’une apparition disparition”[2] dans une évanescence, dans quelque chose présent et pourtant insaisissable. Ainsi, dans ce cas, ne peut on pas dire que Dieu lui même est érotique ?

C’est sans sans doute ce désir de Dieu que l’on aperçoit à travers un voile, désir entretenu, sans cesse ravivé à travers les âges qui a maintenu le dynamisme des commentateurs dans leur quête d’infini, de “l’au delà du verset”.

La mer dans notre parasha s’ouvre et se referme, le miracle est temporaire et la mer finit par se refermer. Les hébreux acceptent donc l’intermittence de la présence de Dieu. Présent pour ouvrir la mer, elle ne reste pas ouverte après leur passage. Les hébreux passent à pieds secs à travers elle[3], ainsi que tant de commentateurs aiment à nous le rappeler : à travers la Torah qui au fur et à mesure que nous la lisons semaine après semaine, se referme derrière nous une fois lue.

Les hébreux traversent la mer et gagnent l’autre rive pour échapper à l’esclavage en Egypte (qui signifie aussi l’étroitesse) pour gagner des horizons plus larges, ceux de la manne par exemple. C’est à dire littéralement les horizons du questionnement (la manne signifie littéralement « qu’est ce que ceci ») Et la connotation érotique de cette traversée est extrêmement forte. Rappelons d’ailleurs les nombreuses allusions à “un désir du texte” dans la tradition.

C’est le jeu entre la présence et l’absence, ou plutôt entre le “là” et le “deviné derrière un voile” qui est désir, désir infini qui n’est jamais satisfait. Emmanuel Levinas, dans Totalité et Infini écrit ”Le désir métaphysique désire l’au delà de tout ce qui peut simplement le compléter. Il est comme la bonté, le désir ne le comble pas mais le creuse” [4]

Peut être comme le scribe creuse l’intervalle entre les mots de la traversée de la mer dans les rouleaux de la Torah, avive cette soif, jamais satisfaite, de découvrir ce qui se cache derrière le voile des mots de la même manière que derrière l’étoffe du Saint des Saints du Temple.

Emmanuel Levinas disait à propos de la caresse qu’elle “consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui échappe, ce qui se dérobe. Ce n’est pas une intentionnalité de dévoilement mais de recherche.”[5]

Alors penchons nous avec passion sur ces textes et caressons leurs mots, soyons à l’écoute du frôlement de l’étoffe qui nous sépare de l’infini en essayant de deviner du bout des doigts, une part de la nudité de Dieu

Les mains réchauffées autour de ma tasse de thé clair, vide maintenant, je contemplait la lettre alef dessinée en son fond. Si l’eau représentait les paroles de la Torah, j’avais maintenant bu toutes celles de mon thé.

En songeant à comment déshabiller le texte de cette parasha, il ne restait qu’une lettre de l’alphabet au fond de ma tasse, une lettre muette, la première lettre de Son Nom.

 

Mathias Elasri LBC rabbinic student

[1]  Talmud Babli Yoma 54a

[2] Barthes R. Le plaisir du texte, Point Seuil 1973 p.10

[3] Exode 14,22

[4] Levinas E. Totalité et infini Nijhoff 1965 p.3

[5] Levinas E. Totalité et infini La Haye Nijhoff 1965 p. 235

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